1 sept. 2016

Penser le réel tel qu'il est

L'invention de l'agriculture a consisté à détourner une partie de la production de la consommation pour assurer un nouveau cycle de production et garantir une consommation future. Cette expérience est intégrée au plus profond de chacun d'entre nous. Elle est à l’origine de l’acceptation générale du théorème de Schmidt : la survie de la société nécessite de ne pas consommer toute la production, il faut accepter de contenir les salaires.

Mais, depuis trente années de dégradation des conditions de vie des salariés, de plus en plus de personnes se voient exclues ou maltraitées par le système économique et la société se déchire.

La finance déchire le cycle de la production.

Comme l’agriculteur du Néolithique, le travail produit plus que ce qu’il consomme. Les entreprises font des profits (700 Md€ chaque année sur 2 000 Md€ de valeur ajoutée en France).

Ces profits sont accaparés en totalité par les sociétés d'actionnaires. "Le résultat de l’exercice appartient à l’actionnaire." martèle le professeur de finances*. Le résultat est donc repris par les actionnaires qui décident de le mettre en réserve dans l’entreprise ou non**. Si un investissement plus rentable est trouvé, il sera préféré à la mise en réserve dans l’entreprise pourtant profitable.

Le problème est apparu au fil des années 1980 avec l’innovation financière qui a produit une multitude de mécanismes capables de produire des rendements inconnus jusque-là.

Pour multiplier les opportunités de placements lucratifs, les sociétés d’actionnaires ont placé leur représentant à la tête des entreprises, instrumentalisant la fonction de directeur général au service de la mission de président de la société des actionnaires : le PDG cumule la conduite du projet d’entreprise et la défense des intérêts des actionnaires.

La gouvernance par la création de valeur condamne l’Entreprise. Il ne suffit plus d’être rentable pour qu’un projet soit porté financièrement, il faut qu’il soit le plus rentable.

La réponse socialiste devient inaudible.

La décennie des années 1980 a construit le monde de la finance et fait disparaître l’alternative communiste. La contestation de la propriété privée des moyens de productions n’est plus entendue, sauf pour certains services publics.

L’alternance droite-gauche ne modifie pas vraiment le cours des choses en matière économiques et sociales. Le débat économique et social semble condamné à s’éteindre dans une marche forcée sur la voie de la soumission au monde de la finance - l’ennemi de la finance a capitulé. C’est la fin de l’Histoire.

Pour reprendre la main, il faut penser le réel tel qu’il est.

Revisiter les fondements de l’entreprise.

La loi prive l’entreprise de tout statut juridique et réduit son existence à celle d’un environnement de la société des actionnaires. Les salariés sont rejetés à l’extérieur de l’entreprise. La grosse centaine d’années de syndicalisme passée les a laissés sans pouvoir sur les surplus qu’ils produisent.

Seule la société des actionnaires a une existence légale. Elle organise autour d’elle un environnement organique dont elle s’attribue entièrement le profit. Le collectif de travail est l’élément actif de l’exercice qui produit le résultat, mais apparaît dans le compte d’exercice seulement comme une charge.

L'entreprise environnement
La société des actionnaires décide seule de la destination du résultat (400 Md€ sur 700 Md€ de profit).

Le collectif de travail ne partage aucune responsabilité dans la stratégie. Il exécute et accepte sa rémunération ou démissionne.

Le code du travail limite les impacts de l’état de subordination dans lequel le salarié est tenu, mais ne lui ouvre qu’un droit très limité et formel de concertation.

Les programmes politiques de gauche ne proposent que des objectifs sociaux sans sécuriser la mise en réserve des surplus de production (le résultat) comme bien commun. Les mandants de la droite ont les moyens de maîtriser la destination des surplus et peuvent se permettre de faire la grève des investissements sans perdre leurs revenus.

Pour relancer une vision progressiste de l’action politique, la gauche doit porter la transformation de l’entreprise.

Donner une existence légale à l’entreprise

Imaginons l’entreprise comme une association capital-travail qui obéit à des règles assurant la rémunération du capital à la hauteur de sa contribution***  et la mise en réserve des surplus. Imaginons l’entreprise comme un bien commun appartenant à tous en appartenant à personne.

La société des actionnaires adhèrerait à l’entreprise en apportant son capital social (un tiers des ressources en moyenne). Le collectif de travail adhèrerait à l’entreprise en apportant son travail pour produire un surplus qui sécurise les ressources.

Au lieu de compléter le capital social par un emprunt auprès des banques – elles prêtent de l’argent qu’elles n’ont pas (dix fois ce qu’elles ont) – l’entreprise obtiendrait un droit de tirage. Les ressources de l’entreprise seraient constituées pour un tiers du capital social et pour deux tiers de ce droit de tirage.

Cette affectation de ressources pourrait être contrôlée localement par des représentants d’élus politiques (métropoles, conseils régionaux, État), des représentants des organisations patronales et de représentants syndicaux sur la base de politiques de filières validées conjointement.

Émanciper l’entreprise

Une entreprise doit avoir une identité distincte de celle de la société des actionnaires. Une même personne ne doit pas pouvoir cumuler les fonctions de président de la société des actionnaires (représentant des intérêts de la SA) et de directeur général de l’entreprise (porteur du projet). Le PDG doit disparaître.

Le poids de la SA dans l’entreprise doit être fixé par le poids de sa contribution dans les ressources de l’entreprise, un tiers dans l’hypothèse du droit de tirage proposé :
  • La conduite de l’entreprise doit être de la responsabilité du directeur général qui rend des comptes à un directoire formé pour une part de représentants de la société des actionnaires (un tiers) et pour une part de représentants du collectif de travail (deux tiers). Le CE serait recentré sur les activités sociales et culturelles.
  • Les dividendes doivent être prélevés sur les profits (un tiers) et mis en charges dans le compte d’exercice.
  • Le surplus (résultat de l’exercice, deux tiers des profits) est mis en réserve pour alimenter les ressources. Le résultat n’appartient pas aux actionnaires, mais à l’entreprise.
L'entreprise bien commun
Ce nouveau modèle d’entreprise ne supprime pas le marché du travail et l’entreprise peut toujours instrumentaliser la rareté de l’emploi pour faire pression sur la rémunération du travail.
Après avoir sécurisé les ressources de l’entreprise, il faut sécuriser les salaires.

Donner à chacun les moyens de vivre

Il est impossible de vivre sans travailler pour la plupart d’entre nous. C’est le levier de la subordination du salarié envers son employeur. Mais comment assurer à chacun les moyens de vivre sans appauvrir tout le monde ?

Cette question s’est déjà posée lorsqu’il s’est agi de sécuriser les risques maladie, vieillesse et chômage après la 2ème guerre mondiale. Jusqu’au milieu du 20ème siècle, la solution adoptée a été celle de l’épargne. Mais cette solution n’a jamais pu prétendre offrir une protection universelle.

L’invention des premiers gouvernements d’après-guerre a consisté à mettre en place une cotisation qui alimente immédiatement les besoins, sans phase d’épargne.
La société civile a besoin de savoir et savoir-faire, ainsi que de volonté laborieuse.

Le système de rémunération doit donc favoriser la qualification et mettre au travail les femmes et les hommes en âge de travailler : entre 18 et 60 ans.

Il ne doit pas non plus peser trop sur les charges des entreprises de manière à ce que les surplus soient suffisants. Le meilleur système est là aussi la cotisation.

Pour ne pas peser plus sur le PIB et suivre le taux constaté depuis trente ans, le taux des deux tiers de la valeur ajoutée semble une bonne solution.

Le partage des richesses
Le travail serait rémunéré par chaque entreprise grâce à une cotisation des 2/3 de la valeur ajoutée et les richesses créées par l’exercice seraient partagées comme suit :  1/3 des profits pour la société des actionnaires et les 2/3 des profits (le résultat) mis en réserve dans les ressources de l’entreprise.

Pour que le système soit viable, il faut le tester avec les données de la comptabilité nationale. Le PIB de la France tourne autour de 2 000 Md€ : en 2015, 2 181 Md€. Le total des salaires doit donc être de 1 461 Md€ et les profits de 720 Md€.

Favoriser la qualification et mettre au travail

L’hypothèse retenue ici porte sur la définition de 5 niveaux (sans qualification, BEP-CEP, Bac, Bac+3 et Bac+5 en référence à l’éducation nationale) séparés par une valorisation de 20% supérieur au niveau précédent.

Tout adulte de plus de 18 ans peut être réparti entre ces niveaux. Pour les mettre au travail, il leur est proposé de dérouler une carrière qui double progressivement le salaire à 60 ans et d’améliorer leur qualification avec la formation continue et la validation des acquis de l’expérience.

A 60 ans, la retraite serait ouverte au niveau de salaire atteint à cet âge.

L’Insee  donne la répartition par niveau de qualification (20 M, 15 M, 11 M, 10 M et 8 M) et l’Ined la répartition par âge (34 M entre 18 et 60 ans, 16 M au-dessus de 60 ans).

Le niveau des salaires
D’après l’observatoire des inégalités, la médiane des salaires de notre hypothèse serait supérieure à 75% des salaires actuels et le taux de pauvreté (60% de la médiane) serait ramené à 12%, concernant 6 M de personnes, tout le monde ayant un revenu à partir de 18 ans.

Tous les parcours sont possibles. Le sans qualification qui n’aurait aucun parcours en entreprise ni en formation gagnerait 1 063,82 € par mois toute sa vie. Il pourrait en même temps mener une vie d’artiste et toucher des droits d’auteur par exemple. Un autre pourrait créer une entreprise sans cesser d’évoluer dans sa carrière (employé par l’entreprise créée) et ajouter la part qui lui revient en tant qu’actionnaire sur les profits. C’est le modèle du travail libéral avec la sécurité d’un salaire à vie. Chacun a les moyens de vivre quel que soit ses choix.

Les risques chômage et vieillesse étant naturellement couverts, il ne faudrait cotiser que pour les risques maladie (dont grande dépendance). Une cotisation d’à peine 7% sur tous les salaires et toutes les retraites permet de financer les dépenses de santé 2014 : 253 Md€ soit 11,6% du PIB.

L’impact sur les entreprises et le PIB

Avec la cotisation unique au 2/3 de la valeur ajoutée, le « coût du travail » est réduit dans la plupart des entreprises, notamment dans les PME qui n’auraient plus aucune raison de limiter leurs recrutements. Elles seraient libérées de leur subordination envers les grands groupes qui n’auraient plus intérêt à externaliser le travail. L’impact sur l’emploi est positif. Une politique de la productivité sera toutefois nécessaire pour ne pas voir celle-ci se dégrader.

Le partage du PIB se fait entre salaires, dividendes et directement dans
l’entreprise qui a produit la valeur ajoutée pour l’investissement.
La société construite sur la concurrence laisse beaucoup d’entre nous sur le bord de la vie pleine et entière d’une société humaine. Le monde organisé autour de la compétition seule mène à la guerre identitaire et religieuse : tout comportement inadapté produit des réactions grégaires.

Il y a de moins en moins de travail et on ne sait pas le répartir pour que tout le monde participe à la vie économique et sociale. Dans les années 1930, Keynes l’imaginait déjà, mais autrement. Il expliquait à sa petite fille que l’Humanité aurait à apprendre à devenir intelligemment oisif. Il me semble que les réformes proposées ici préparent le terrain économique et social susceptible de mettre en place cette situation.

Personne ne porte cette transformation dans le débat politique d’aujourd’hui. Le programme doit se décliner sur deux axes :
  • Mettre en action la majorité qui a tout à gagner à cette évolution ;
  • Porter cette transformation sur le monde entier.
C’est l’organisation de ce mouvement que je cherche en politique.
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* Finances et création de valeur, formation Orange Campus présentée par Dominique Jacquet (président du département des sciences économiques, gestion, finance de l’école nationale des ponts et chaussées)
** La mise en réserve peut être positive (les actionnaires laissent tout ou partie du résultat dans les ressources), nulle (les actionnaires gardent tout) ou négative (les actionnaires prennent plus que le résultat sans emprunter aux banques, ils réduisent les ressources de l’entreprise).
*** La société des actionnaires n’apporte qu’un tiers des ressources de l’entreprise en moyenne. Le reste est apporté par le travail des salariés qui permet le remboursement des emprunts.