17 juin 2014

La société contre l’entreprise : l’exemple d’Orange

Après l’assemblée générale 2014 de la société Orange, l’analyse des chiffres replacés dans une perspective historique (huit ans) permet de sentir le besoin d’émancipation de l’entreprise.

Le vingtième siècle a vu s’affronter les partisans de la propriété publique des moyens de production et ceux de la propriété privée. Chaque camp a été à l’origine des pires monstruosités sociales : esclavage des populations colonisées par les empires européens pour développer l’industrie, terreur stalinienne pour maintenir au pouvoir une oligarchie vieillissante, dictature militaire pour sécuriser le commerce des grandes entreprises de la démocratie qui se prétend la plus grande du monde…

Pris dans cette histoire, nous avons oublié de voir la réalité qu’ont très bien dévoilée l’équipe de chercheurs de Mines Paris-Tech (Segrestin & Hatchuel, 2012) : l’entreprise et la société sont deux réalités liées, mais dont les intérêts sont indépendants.

L’affrontement qui va marquer le vingt-et-unième siècle ne porte plus sur le type de propriété, mais sur la capacité de l’entreprise à s’émanciper de la tutelle des actionnaires.

Après le débat sur la compétitivité communément vu comme lancé par le rapport Gallois  (Gallois, 2012) sous l’angle du coût du travail et repris par la CGT à la suite du rapport du CLERSE de l’université de Lille 1 sous l’angle du coût du capital (Cordonnier & Dallery, 2013), il est clair que les intérêts de la société (association de défense des actionnaires) ne sont pas ceux de l’entreprise.

Le chiffre d’affaires apporté par les clients est consacré pour partie aux achats et produit la valeur ajoutée. Les salaires constituent la rémunération du travail qui a produit cette valeur ajoutée.

La production du capital est de fournir à l’entreprise les moyens financiers de disposer des infrastructures, d’acheter les matières premières et de financer le retard de règlement des factures. Ce capital a deux origines : le capital social mis à la disposition de l’entreprise par la société (contribution du capital) et les crédits des banques remboursés par la valeur ajoutée (contribution du travail). La source de la rémunération du capital est le résultat net.

La rémunération des salariés par rapport à la valeur ajoutée qu'ils produisent
La rémunération des actionnaires par rapport au résultat net
A la vue de ces figures, qui coûte le plus inconsidérément, le travail ou le capital ?

Depuis 2006, le travail prélève en moyenne 35% de la valeur ajoutée, le capital 128% du résultat net. La règle des trois tiers de Sarkozy est largement dépassée. « La résultat net, c’est à nous dit la société. » Orange SA y rajoute une prime de plus du quart.

Retour sur investissement et taux d'intérêt annuel du capital social apporté par la société
Orange est une entreprise qui a une longue histoire : administration des PTT dotée d’un budget annexe, direction des télécommunication doté d’un budget de plus en plus séparé de celui de la poste, société anonyme France Telecom. Considérons que le capital social ait été apporté par la société en 2006. Deux ans après elle a retrouvé sa mise grâce aux dividendes et huit ans après, elle en a retiré deux fois la somme tout en gardant la propriété du capital. Cela fait un intérêt annuel moyen de 37%.

Le bilan emmagasine la richesse de l’entreprise. Cette richesse évolue au fil des ans selon les réserves, les emprunts, les dettes aux fournisseurs, les dettes des clients, les variations des disponibilités, les renouvellements d’équipements, etc.

La valeur de la société totalise la valeur à laquelle se vendent les actions sur le marché des valeurs. Elle reflète ce que pensent devoir débourser les acheteurs pour en posséder. Sa variation n’apporte rien à l’entreprise. La société n’a contribué à l’entreprise qu’avec le capital social qu’elle lui a cédé à l’origine ou au cours des augmentations de capital.

Pour évaluer l’apport ou le coût du capital, il faut évaluer l’évolution de la richesse de l’entreprise par rapport au cumul des dividendes.
En sept exercices, les actionnaires ont prélevé 98% du résultat net
et Orange a vu ses capitaux propres diminuer de 17%.
La nécessité d’émanciper l’entreprise de la société apparaît là clairement. Le PDG cumule les fonctions de président de la société et de directeur général de l’entreprise. Il met l’entreprise au service de la société. C’est pour cela que l’UGICT-CGT s’engage (résolution I.1 du 17ème congrès) à "agir pour un nouveau statut de l’entreprise, distinct de celui de la société d’actionnaires, […]".

L'histoire du vingtième siècle condamne la viabilité d'une propriété publique généralisée des moyens de production. La crise actuelle condamne la propriété privée sur les entreprises qui met l'entreprise sous tutelle de la société d'actionnaires et condamne la société civile au low cost générateur de chômage. La propriété légitime de la société sur l'entreprise se limite au capital social, le reste des actifs et le résultat net appartiennent à l'entreprise. La richesse de l'entreprise appartient à la communauté de projet qu'elle constitue.

La définition de l'entreprise considérée comme société d'actionnaires doit s'effacer dans la vie de l'entreprise considérée comme communauté créative de richesses. C'est là que se construit le combat de la gauche. A côté des luttes avec les sous-traitants et du développement des interventions dans la gestion des entreprises les salariés feront cette transformation qui doit être portée par les députés de gauche.

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Cordonnier, L., & Dallery, T. (2013). Le coût du capital et son surcoût. Lille: Université de Lille 1, CLERSE.
Gallois, L. (2012). Pacte pour la compétitivité de l'industrie française. Rapport au premier ministre.
Segrestin, B., & Hatchuel, A. (2012). Refonder l'entreprise. Paris: Seuil.